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Concours de nouvelles - Mateo

April 2, 2021 • ☕️☕️ 12 minutes de lecture

J’ai participé à un concours de nouvelle, lancé à Amsterdam par l’Air de dire et clôturé le 31 mars dernier, dont les contraintes étaient d’écrire entre 2500 et 3000 mots, et que l’histoire se déroule aux Pays-Bas.

Écrire une nouvelle fictive est assez différent de l’article de blog : l’article relève plus du journalisme amateur, il demande plus de recherche, plus de rigueur dans l’information, là où la fiction permet beaucoup plus de liberté. J’ai bien aimé l’exercice, je vous le recommande !

Tout commentaire, toute critique est la bienvenue !

Mateo

Mateo n’avait pas peur de la mort, il redoutait seulement de mourir seul. Cela faisait presque trois ans que Mateo était arrivé à Brouwersgracht, dans sa nouvelle maison de retraite. Il avait rejoint son fils à Amsterdam lorsque sa femme était morte. Il connaissait déjà bien Amsterdam : c’était là qu’étaient nés ses deux enfants, il y avait passé presque dix ans de sa vie. Il avait laissé beaucoup de jolis souvenirs dans Jordaan, son jardin. Quarante ans plus tôt un de ses rêves s’était réalisé lorsqu’ils avaient emménagé dans un Grachtenpand sur Herengracht, au croisement avec Brouwersgracht, une petite maison sur deux étages avec la façade en cloche et de larges fenêtres sans volets, comme souvent aux Pays-Bas. Ils y avaient vécu heureux en famille, quelques années, avant de réaliser un autre rêve plus au Sud, plus au chaud, en Italie. Mais au fond de lui, il savait qu’il reviendrait à Amsterdam. Quand son fils s’était marié avec une néerlandaise, cela s’était confirmé dans son esprit, il reviendrait.

Mateo n’avait pas peur de la mort, il redoutait seulement de mourir seul, c’est pour ça qu’il avait échafaudé un plan dans sa tête depuis longtemps : rejoindre ses enfants lorsque sa femme serait morte. À son âge, il avait vu presque tous ses amis mourir déjà, et lorsqu’un couple se brisait par la force des choses, il arrivait souvent que les enfants « placent leur parent en EPHAD ». Qu’est-ce qu’il détestait cette expression… D’abord un sigle, EPHAD, comme tout, ONU, UE, RPR, IR, IS, GL, EPHAD, pour aller plus vite certes, mais pour retirer tout sens au language. Qu’est-ce qu’il y avait de mal à appeler ces lieux des « maisons de retraite » ? Quitte à changer de nom, il avait d’ailleurs préféré les appeler des maisons de vie, puisqu’au fond tout ce qui se passait dedans c’était tout simplement continuer de vivre : jouer aux cartes avec des amis, jouer à la pétanque tant que les hanches le permettaient, jouer au scrabble, philosopher avec ceux dont l’esprit le permettait encore… la vie calme, mais belle. Qu’on avait assombri en appelant ces lieux EPHAD. L’hôpital était CHU, la Palais de Justice TGI, Oh mon Dieu OMG, et tout le monde trouvait ça formidable. Il trouvait que cette « siglisation » de la société était à vomir, et il savait qu’il avait raison. C’était important pour lui de savoir qu’il avait raison au moins sur ce sujet là. Dans la vie on pense souvent qu’on a raison, et on a du mal à admettre qu’on a tort alors que ça arrive probablement au moins aussi souvent. Mateo faisait l’inverse : il préférait partir du principe qu’il avait probablement tort, c’était plus simple pour pouvoir écouter la vie et les arguments contradictoires des autres, mais ça ne l’aidait pas à avoir confiance en ses propres convictions. Il se reposait donc au moins sur celle-là, parce qu’il en était sûr : le sigle n’apporte rien, bien au contraire. Ensuite placer son parent, c’était finalement bien triste : qu’il devait être bon le temps où les enfants s’occupaient de leur parent vieillissant. Mais depuis que les couples travaillaient à plein temps tous les deux, il n’y avait plus de parent disponible pour s’occuper du grand-parent. D’un côté la société progressait à grand pas en émancipant - enfin - les femmes, d’un autre elle régressait tout de même en plaçant ses vieux. Cette perspective d’être placé l’attristait, mais ça ne lui faisait pas dire que « c’était mieux avant ». La société évolue avec son lot de bien et moins bien, c’est ainsi. Lui l’ancien prof de maths, adepte des théories en tout genre, en avait une pour cela qu’il avait appelée la théorie de l’asymptote. L’asymptote, dans un graphique, c’est cette courbe d’équilibre vers laquelle tendent les autres courbes. La société évolue en longeant et croisant cette courbe d’équilibre, d’idéal, en s’en rapprochant souvent, s’en éloignant parfois, ainsi va la vie.

Mateo était âgé désormais, c’était un octogénaire depuis quelques temps déjà. Tous les jours, il était plus proche de la mort que la veille, il le savait, mais ça ne l’inquiétait plus. Il s’en était fait une raison : il fallait bien mourir un jour, alors pourquoi passer sa vie à redouter sa mort, puisque de toutes façons elle allait lui tomber dessus. Non, Mateo n’avait pas peur de la mort, il redoutait seulement de mourir seul. Et de souffrir aussi, physiquement. Mais pour cela, il était tombé dans la bonne époque : on avait fait des progrès incroyables dans l’atténuation de la douleur, de la souffrance. Il y a cent ans, on amputait avec un seul bout de bois dans la bouche comme anti-douleur, fort heureusement pour lui on avait trouvé des méthodes plus efficaces aujourd’hui ! Il savait que s’il avait à souffrir d’une maladie, on lui administrerait tout un paquet de produits qui le ferait souffrir moins, voire pas du tout. Le vrai progrès de la médecine, pensait-il, était dans l’atténuation extraordinaire des mortalités précoces et de la souffrance, mais pas nécessairement dans le prolongement à tout prix de la vie. Certains médecins travaillaient sur des programmes pour la prolonger de dix, vingt ou trente ans, mais lui n’était pas un adepte des spéculations sur ces potions d’immortalité qui font l’actualité. À son âge, il ne tenait pas particulièrement à accroître sa longévité, il ne tenait pas à être maintenu en vie coûte que coûte : il allait mourir un jour, il le savait, et il n’en avait pas peur. Il n’attendait pas la mort, il vivrait jusqu’à en mourir. En jouant à la belote, si possible. Avec un verre de pastis, ses amis et sa famille, si possible. Mais sans souffrir, ou alors rapidement, s’il vous plait !

Mateo n’avait pas peur de la mort, il redoutait seulement de mourir seul, et en cette période de pandémie il en avait vu, des anciens mourir seuls. Donc il avait peur.

Il était venu à Amsterdam pour se rapprocher de son fils, mais son fils n’avait pas le droit de venir le voir. Satanées règles sanitaires qui, soi-disant pour le protéger d’une maladie qui pourrait lui être fatale, lui imposait de rester dans une « bulle sanitaire ». Un espace clos, avec du personnel en surblouse et protections de cosmonautes. Son fils n’avait pas le droit de venir le voir, comme aucun enfant n’avait le droit de visite à ses parents. Pour être sûr d’avoir bien compris la règle, tous les matins à la radio, le gouvernement prenait l’espace d’un spot publicitaire pour le répéter : « “Bonjour Papi, bonjour mamie !” - On aimerait tous revenir voir ses grands-parents, mais pas maintenant. Protégez-vous, protégez vos proches. ». Mateo n’avait pas envie de perdre son énergie à se battre contre cette situation, il préférait la garder pour profiter pleinement des interactions sociales qui lui restaient. Belote, coinche et scrabble. Heureusement, les jeux n’étaient pas interdits pour les gens bien portants, mais au moindre signe suspect, test obligatoire, et si test positif, isolement. Ça faisait moins de joueurs disponibles, c’était de plus en plus difficile d’être quatre pour une partie de coinche.

Quand il pensait à tout cela, puisqu’il fallait bien y penser tout de même, il trouvait que c’était dommage finalement.

C’était dommage que la société se mette en quatre pour essayer de préserver sa vie à lui, lui à qui on n’avait rien demandé, lui qui avait passé de longues années à se préparer à la mort, à ne plus en avoir peur, à l’attendre comme un grand sans rien attendre de personne justement. La mort, c’est une affaire personnelle, il n’y a personne d’autre pour la gérer à votre place. Alors il avait fait son bout de chemin, et il en était heureux. Pourquoi tout sacrifier pour le sauver, lui ? Lui qui mourrait tôt ou tard ?

Dommage aussi que les jeunes aient peur, trop peur. Son passé de prof de maths lui permettait d’analyser en surface les chiffres qu’on lui envoyait tous les jours à la figure. Il en avait conclu une chose : il y a trop peu de morts chez les moins de 60 ans pour qu’ils en aient vraiment peur, alors pourquoi ? Pourquoi avaient-ils peur pour eux ? Pourquoi avaient-ils peur pour lui, qui n’avait pas peur ? Il aurait voulu qu’ils se réveillent, qu’ils réalisent qu’ils ont peur pour presque rien, et qu’ils se battent pour gagner le droit de lui rendre visite. Mais autant c’est facile de faire peur, autant c’est difficile de se rassurer. Surtout quand les signaux extérieurs font tout pour ne pas combattre cette peur. Son fils lui répétait que c’était le manque de lits en hôpital qui aboutissait à un confinement de sa vie. Ça il l’entendait bien : qui peut prévoir un nombre incalculable de lits pour anticiper une pandémie ? Sauf qu’au fond, il ne croyait pas que c’était le nombre de lits qui forçait les décideurs à confiner, il pensait que c’était une autre raison plus profonde. Quand on arrive à vouloir arrêter la vie pour contrer la mort, ce n’est pas parce qu’on manque de lits, quand bien même on en aurait dix fois moins de disponibles que de malades en attente. Non, arrêter la vie pour contrer la mort, c’est ne rien comprendre à la mort.

La mort, il fallait l’appréhender, la comprendre, savoir qu’elle viendrait, et se sentir bien dans cet état de fait. Parce que la mort arrivait à tous, il ne fallait pas perdre son temps et son esprit à en avoir peur. Certains redoutent ce qui vient après la mort, Mateo se disait qu’il deviendrait une poussière, insignifiante, et ça lui allait bien, chacun son truc. Ça voulait justement dire qu’il fallait profiter de la vie, qu’il fallait la vivre, cette vie ! En pleine santé ou handicapé, peu importe, il fallait la vivre comme on pouvait, mais la vivre, à tout prix. Même au prix de la mort si besoin. Donc cette histoire de lits, bien sûr que ça serait mieux d’en avoir plus, mais ça n’était pas suffisant : tant que la société n’y comprenait plus rien à la mort, elle serait capable de contraindre ses libertés pour des raisons idiotes. Sous prétexte de solidarité avec les faibles, tout le monde s’isolait des autres, faibles y compris. Au moment où les malades avaient besoin d’être entourés, et les proches d’entourer les malades, on les enfermait, on les isolait tous.

Il en était là, Mateo. Il n’avait pas peur de la mort, mais il avait peur de mourir seul et il craignait que ça ne lui pende au nez. Tout ça parce que la société pensait qu’il voulait que ça se passe ainsi. Tout ça parce que la société, elle, avait commencé à avoir peur de la mort. C’est qu’avec les progrès spectaculaires de la médecine, elle se voyait peut-être plus forte que la mort, cette société ! Mais non, non, rien n’est plus fort que la mort, alors Mateo voulait vivre, tant qu’il était encore temps.

La cruauté de cette pandémie, pour Mateo, c’était qu’il voyait bien comment mouraient ses pairs, les anciens des maisons de vie. On les isolait parce qu’ils étaient malades, il sombraient en dépression, et ils mourraient, seuls, interdits de visite. Ça, il en avait peur, bien peur même. Et ensuite, pas de cérémonie, pas d’enterrement. Pour protéger qui déjà ? Le mort ? Il ne savait plus lui-même. Mais ça, de toutes façons, ça ne serait plus son problème. Que le Pape organise une messe en son honneur au Vatican, ou qu’il soit jeté en pâture à des hyènes, il s’en fichait bien Mateo : quand on est mort, on est mort, c’est fini. Les cérémonies post-mortem, ça n’a de sens que pour ceux qui restent, pas pour celui qui est parti. Alors oui, il compatissait d’avance avec ceux qui auraient interdiction d’organiser son enterrement. Et il était malheureux de ne pas avoir pu accompagner ses amis qui étaient morts l’année passée. Mais le malheur, ça il pouvait le surmonter. C’est la peur qui le dérangeait. Et pour lui, la peur, c’était de mourir seul.

Un beau jour, ce qu’il redoutait tant arriva : une montée de fièvre légère. Il aurait bien voulu n’en parler à personne, mais le règlement, c’est le règlement : il faut prendre la température trois fois par jour. Ah, des règles idiotes, il en avait entendues ! Comme il aimait bien établir des théories en tout genre, il avait théorisé cette « réglementationite » dans le syndrome Kaamelott, ça le faisait rire. Kaamelott, c’est une série télévisée comique qui n’était pas de sa génération, mais qu’il avait appris à aimer. Ça parlait des aventures du Roi Arthur et des Chevaliers de la Table Ronde, avec des dialogues comiques dans un language moderne. Il avait défini le syndrome Kaamelott par rapport à quelques épisodes dans lesquels les personnages apprennent les règles de jeux de société : les règles étaient absurdes, comme par exemple jouer aux dés et devoir faire des multiples de 16, ou de 17 si on arrive à jouer avec des haricots, ou qu’on dit « Cul de chouette ! » Ou « Sloubi !» avant les autres. Que le lecteur ne cherche pas à comprendre, c’est justement l’absurdité qui rend la scène comique. Sauf que si on y regarde de plus près, toutes les règles de jeux sont aussi absurdes. La belote par exemple : la carte la plus forte est le un, qui vaut onze points, puis le dix, puis le roi, la dame et le valet, et d’abord le pique, puis le coeur, le carreau et le trèfle, sauf si on choisit un atout, dans ce cas là c’est le valet qui vaut vingt points, et le neuf qui en vaut quatorze, et quand on gagne tout on gagne deux-cent-cinquante-deux points, quand on perd cent-soixante. Sauf quand on dit « Coinche ». Syndrome Kaamelott. Les règles de cette pandémie étaient elles aussi tout à fait dans le schéma du syndrome Kaamelott : on ferme les commerces non essentiels, sauf les fleuristes parce que c’est le printemps, les chocolatiers, les disquaires et les libraires, on ferme les centres commerciaux sauf en novembre ou on fait l’inverse, mais on ferme les rayons non essentiels, qui seront essentiels plus tard, on doit avoir une attestation pour sortir, mais pas sur son téléphone, et pas au crayon à papier, puis quand même sur son téléphone, pour dix kilomètres mais pas pour trente, etc. C’est comme si la société entière était perchée dans le syndrome Kaamelott ! Son règlement à lui, c’était donc trois prises de températures par jour, et un test à la moindre montée de fièvre. Ce jour là, c’était pour lui. Il avait déjà du faire des tests, subir ce coton tige au fin fond de sa narine, ce n’était jamais très agréable. Jusque là, ils avaient tous été négatifs, mais ce jour là…

La sanction tomba : isolement total pendant sept jours, avec pour seule visite les cosmonautes. L’effet fut immédiat, forte dépression surplombée de sentiments d’incompréhension, de rancoeur et de tristesse. Et la maladie qui faisait aussi son oeuvre de fatigue, grosse fatigue, comme une énorme grippe mais plus féroce encore. Plus de goût, plus d’odorat, mais pas de problème de respiration pour lui, heureusement. Après dix jours, Mateo s’en sortait, la fièvre tombait, il retrouvait un peu la santé physique, doucement mais sûrement. Il sentait qu’il avait tout de même besoin d’un moment heureux, ce moment qui aide à la rémission. Pour combattre une maladie, les médicaments sont essentiels, certes, mais le moral et l’optimisme le sont presque tout autant.

Un nouveau test fut imposé : positif encore, isolement sept jours supplémentaires. Ça faisait beaucoup pour Mateo. Il se l’était dit et répété suffisamment de fois pour l’ancrer profondément dans son esprit : il n’avait pas peur de la mort, il redoutait seulement de mourir seul. Et ce qu’il redoutait était désormais là, bien tangible. Il était malade et seul, forcé, obligé, et il ne voyait pas le bout du tunnel. Il savait, au fond de lui, que sa vie ne tenait plus qu’à un fil, un fil fragile qu’il pouvait rompre lui-même, avec suffisamment de volonté. Ça ne tenait qu’à lui, c’était comme ça qu’il sentait les choses. Était-il prêt à affronter des jours voire des semaines de solitude ? Pour quoi à la fin, encore de la solitude ?

Mateo avait fait son choix. Il n’avait pas peur de la mort, il redoutait seulement de mourir seul. On ne lui avait pas laissé le choix, il fallait en tirer les conséquences, que ce soit le plus bref possible pour souffrir le moins longtemps possible. Quitte à souffrir d’être seul, autant que ce soit court, le plus court possible. Ses dernières forces, il les mettrait à appeler la mort à la rescousse. Dommage, pensait-il, ça aurait pu être autrement. Si seulement…

Remerciement

Je remercie ma femme, pour toutes ces discussions qui m’ont amené à pouvoir écrire cette nouvelle, et sans qui rien ne serait possible.